Un espion légendaire transporte des secrets à sa tombe: Frank Pratt
Frank Baird PRATT
(Née Juin 13, 1938 – Novembre 24, 2001)
Frank Pratt serait gêné d’être appelé une ‘légende’.
Une modeste notice nécrologique fait état de son décès à la suite d’un cancer le 24 novembre 2001 à l'âge de 63 ans, à l'Hôpital Général d'Ottawa. Quelques jours plus tard, les bancs de l’Église anglicane St-Paul à Kanata, en Ontario, ont raconté une autre histoire. L'église était pleine à craquer d'anciens collègues de la communauté du renseignement et d'officiers de renseignement de l'alliance Five Eyes qui pleuraient la mort précoce de Frank et venaient lui rendre hommage en reconnaissance de ses contributions remarquables à la sécurité du Canada au cours de sa carrière riche en rebondissements. Frank était aussi humble que tenace dans la poursuite d'une enquête. Mais, avec des excuses posthumes à ce fier fils d'Irlande, l'étiquette de « légende » convient à l'homme.
Dans les annales de l'histoire du contre-espionnage canadien, importante mais méconnue, Frank Pratt se distingue comme peu d'autres par ses compétences d'enquêteur. Il était vénéré par ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui sur les nombreuses affaires d'espionnage qui lui ont été confiées au cours de ses 30 années de carrière. C'était une force de la nature avec laquelle il fallait compter et qui n'accordait aucun crédit à des mots tels que « on ne peut pas » ou « impossible ». Tout en exigeant beaucoup des membres de son équipe, c’était un mentor généreux qui apprenait aux jeunes enquêteurs les ficelles du métier et les guidait par son exemple plein d'énergie et de principes.
Frank Baird Pratt est né à Abbeyleix, Kilkenny, Irlande, le 13 juin 1938. Il a grandi dans la ferme familiale gérée par son père et son grand-père avant lui. Frank et son frère James s'acquittaient consciencieusement de leurs tâches, contribuant ainsi à subvenir aux besoins de la famille tout en allant à l'école. Frank était un bon athlète et faisait partie d'une équipe compétitive de dix rameurs.
Des années plus tard, Frank parlait des courses et racontait comment lui et ses camarades « aimaient battre les Britanniques ». Après avoir obtenu son diplôme, Frank est embauché par Provincial Crop Driers à Kells, dans le comté de Meath, entreprise spécialisée dans le séchage de graminées pour la production de farine. Il s'agissait à l'époque d'une activité relativement nouvelle. Même à 19 ans, Frank a dû se montrer prometteur puisqu'il a rapidement été promu directeur adjoint de l'entreprise.
Cependant, les yeux de Frank étaient déjà tournés vers un horizon lointain, de l'autre côté de l’océan, au Canada. Il avait entendu parler de la police nationale du Canada, la Gendarmerie royale du Canada, et s'était promis d’émigrer au Canada pour en faire partie.
Frank s'embarque pour le Canada où il arrive en août 1957 sans aucune famille pour l'accueillir et l'aider à s'établir dans ce nouveau pays. Il s'installe d'abord à Belleville, en Ontario, où il trouve un emploi de caissier à la Banque de Montréal.
En février 1958, six mois seulement après son arrivée, Frank pose sa candidature à la GRC. Le 28 avril 1958, il est accepté, assermenté à Toronto (Ontario) et envoyé à la Division N (Ottawa / Rockcliffe) où il entame une formation rigoureuse de dix mois. Il consacre une grande partie de son temps à l'équitation, c'est-à-dire à l'apprentissage de la conduite d'un cheval. L'expérience a eu un effet durable sur Frank car il n'a pas été attiré par les chevaux pour le reste de sa vie.
Après avoir terminé sa formation à Ottawa en février 1959, le gendarme Frank Pratt est transféré au Quartier général de la GRC à Montréal, où il est affecté temporairement à la Section des services d'identification de la Division, responsable des empreintes digitales et du traitement des scènes de crime.
Le mois suivant, Frank est transféré à Corner Brook (Terre-Neuve). Il est affecté au détachement rural, mais il aspire à un environnement plus rude et demande à être muté dans une localité éloignée, dans un port isolé. Sa demande est acceptée et, en juin 1959, il est transféré au village de St. Anthony, petite localité située au nord de la péninsule Great Northern et accessible uniquement par bateau.
Malgré son vif intérêt et ses efforts, Frank est confronté à un obstacle qu'il ne peut surmonter, ce qui est rare chez lui. Voyager sur le bateau de patrouille du détachement en eau libre et agitée était plus que ce que son estomac pouvait tolérer. Frank déménage encore et est transféré dans les détachements de St. George et, plus tard, de Botwood, où ses fonctions de policier ne dépendaient pas autant des voyages en mer. Il avait les pieds sur terre et pouvait se concentrer sur son travail.
Frank était un bon policier et, en 1962, il était considéré comme l'un des meilleurs membres juniors de la région. Frank exprime de nouveau le souhait d'être muté, cette fois à la Direction des télécommunications. Ses supérieurs estiment que le véritable intérêt de Frank est motivé par l'amour, et non par le travail. Il avait rencontré l'amour de sa vie, Florida, qui vivait alors à Montréal. Frank pensait qu'une mutation au service des télécommunications lui permettrait d'être transféré sur le continent canadien. Sa demande de mutation est acceptée mais, au lieu des télécommunications, Frank est affecté à la Direction du renseignement de sécurité à Montréal en juillet 1962. Cette mutation – motivée par l'amour – s'est avérée fortuite pour la sécurité du Canada, car Frank a trouvé son second amour en tant qu'enquêteur dans le domaine du contre-espionnage.
Montréal, hier comme aujourd'hui, est une ville cosmopolite. Plusieurs consulats étrangers sont installés dans la ville et, là encore, de nombreux pays utilisent ces missions diplomatiques comme couverture pour l'affectation d'agents du renseignement – espions – destinés à recueillir des informations sensibles concernant le Canada. Les services de renseignement étrangers demandaient à leurs espions de recruter des agents au sein du gouvernement et de l'industrie afin de recueillir secrètement des informations classifiées.
Le travail de Frank consistait à identifier ces espions infiltrés, à déterminer ce qu'ils recherchaient et à conseiller le gouvernement afin que des mesures puissent être prises pour les en empêcher. Frank a rapidement conclu que la meilleure façon de découvrir ce qu'un espion recherchait était de le recruter pour travailler pour le Canada. Frank était très doué pour lire les gens, discerner leurs motivations, gagner leur confiance, solliciter leur coopération, diriger leurs actions, repousser les limites dans l'intérêt du Canada et respecter les accords qu'ils avaient conclus en échange de la coopération offerte, souvent au prix de grands risques.
Il était plus qu'un agent recruteur naturel. Il était doué et couronné de succès.
Les compétences uniques de Frank en tant qu'enquêteur, recruteur et opérateur ont été heureusement reconnues par les officiers supérieurs. Ils ont conclu à juste titre que sa place était dans la rue et non derrière un bureau. Barry Sheard, collègue apprécié et ami proche durant les années montréalaises, se souvient que Frank a été désigné comme « inspecteur-détective » / enquêteur principal, rôle singulier assigné seulement à Frank. Il avait toute latitude pour saisir les occasions prometteuses qui se présentaient à lui et il offrait généreusement ses conseils et son énergie à l'ensemble des unités de contre-espionnage, chacune enquêtant sur les activités de renseignement de différents États étrangers.
Frank est muté à Ottawa au début des années 1980. Il est affecté à l'ancien bureau régional de la GRC au centre-ville d'Ottawa, la Division A, situé à l'angle des rues Bank et Cooper. Après la création du Service canadien du renseignement de sécurité en juillet 1984 pour remplacer le Service de sécurité de la GRC, le bureau de la rue Cooper a été rétabli en tant que région d'Ottawa du nouveau SCRS sous le commandement de Ron Yaworski, directeur général régional. M. Yaworski connaissait la réputation de Frank en tant qu'enquêteur très efficace et l'a accueilli chaleureusement au sein de son équipe de direction.
Peu de temps après l'arrivée de Frank, M. Yaworski a rapidement constaté que la réputation de Frank était exacte. Ses rapports d'enquête écrits et détaillés étaient de grande qualité. Frank était aussi bon qu'on le disait. Aussi confiant que Frank puisse être en travaillant seul, il était ouvert à travailler avec un subordonné ou une équipe, et il aimait et encourageait la camaraderie. Il recherchait des opérateurs talentueux qui partageaient son éthique de travail ou de jeunes enquêteurs qu'il pouvait façonner, qui respectaient des valeurs élevées et en qui il pouvait placer sa confiance. C’était un mentor généreux qui passait beaucoup de temps à s'assurer que tout allait bien.
Pour Frank, la réussite était un processus de collaboration et sa détermination à réussir était sans égale. Il exigeait des membres de son équipe qu'ils fassent preuve de professionnalisme et d'attention aux moindres détails, et il pouvait se montrer très têtu lorsqu'on le mettait au défi. Il était prêt à écouter les avis contraires, à les évaluer et à décider d'une ligne de conduite. Une fois la décision prise, il exécutait le plan avec assiduité, personnellement ou en dirigeant ses subordonnés.
Lorsque Frank avait besoin de quelque chose, vous le saviez. Les membres de l'équipe de Frank, les directeurs dont Frank avait besoin pour poursuivre une enquête particulière ou un fonctionnaire d'un ministère clé (Affaires étrangères, Immigration), tous s'attendaient à recevoir un appel téléphonique de Frank tard dans la nuit ou tôt le matin.
Pour Frank, l'horloge ne servait qu'à lui rappeler le temps qu'il lui restait avant d'atteindre le prochain objectif qu'il s'était fixé. S'il avait besoin de faire quelque chose, le téléphone sonnait et ne s'arrêtait pas tant que la tâche n'était pas assignée et que Frank n'avait pas la certitude qu'elle était activement poursuivie en temps réel. Il se surpassait et attendait la même chose de son équipe.
Les médias ne manquent pas d'articles faisant référence à Frank Pratt.
Il est reconnu dans le domaine public comme l'un des principaux enquêteurs dans l'affaire de l'universitaire et économiste canadien Hugh Hambleton, qui a servi au sein de l'OTAN en France dans les années 1950 et 1960. Hambleton a été accusé d'espionnage pour le compte du KGB, le service de renseignement soviétique, et a été arrêté par la police britannique à l'aéroport d'Heathrow à son arrivée à Londres en juin 1982. Il a été accusé d'espionnage et a reconnu sa culpabilité lors d'un contre-interrogatoire au cours du procès. Il a été condamné à 10 ans de prison.
Frank est également cité dans des articles comme chasseur de taupes chargé d'enquêter sur les allégations de pénétration de la GRC ou du SCRS par des services de renseignement étrangers.
Frank travaillait sur une affaire à Toronto en juin 1994 lorsqu'il a été impliqué dans un accident de voiture presque mortel. Il a subi des blessures très graves et sa survie était loin d'être assurée. Il est resté à l'hôpital pendant trois mois et a entamé une lente et douloureuse convalescence. Il a pris sa retraite en mars 1995 et des centaines de personnes ont assisté à sa fête d'adieu au Quartier général national du SCRS à Ottawa pour lui exprimer leurs remerciements et leurs meilleurs vœux pour l'avenir.
Alors qu'il entame sa retraite, encore affecté par les blessures subies lors de l'accident de voiture survenu deux ans auparavant, Frank doit faire face, en 1996, à une accusation scandaleuse et diffamatoire portée contre lui par une députée fédérale, qui prétend que Frank Pratt est lui-même un agent des services secrets russes. La députée prétendait que Frank avait utilisé son poste pour protéger un autre agent russe au sein du SCRS. La députée avait manifestement l'ambition d'accéder à de plus hautes fonctions et son accusation contre Frank a clairement attiré l'attention sur elle et rehaussé son profil. Ces accusations étaient toutefois dénuées de tout fondement. Frank a été fermement défendu publiquement par le SCRS et le Solliciteur général Herb Gray a rejeté l'accusation en bloc. Frank a intenté une poursuite contre la députée et a demandé des excuses publiques complètes. Une entente a été conclue et la députée a reconnu avoir fait des commentaires qu'elle ne pouvait pas justifier, dans le feu d'une mêlée de presse avec les journalistes. Il ne s'agissait pas d'excuses complètes, et c'est bien moins que ce que Frank méritait.
La retraite de Frank n'a été que trop brève. Avec sa femme Florida, il s'est rendu en Afrique pour passer du temps avec Don Mahar, collègue proche avec lequel Frank avait travaillé sur certaines de ses affaires les plus importantes et les plus difficiles. Frank a été témoin de la beauté de la faune migratrice lors de safaris et a navigué sur le Nil. Sur ce continent en pleine gloire, il a aussi été témoin de l'un de ses pires épisodes de pauvreté en visitant une communauté au Kenya qui était largement sous-alimentée et profondément affectée, expérience qui a beaucoup marqué Frank. Il a ressenti une profonde compassion pour les villageois et cette expérience l'a fait pleurer.
Frank est retourné en Irlande à l'âge adulte, mais ces moments et ces souvenirs se sont perdus dans le temps. Il est resté en contact avec James, son jeune frère resté en Irlande, par de longs appels téléphoniques et des visites occasionnelles. L'amour et la fierté de Frank pour l'Irlande étaient une flamme qui a brillé jusqu'à la fin. Sa voix grave conservait un accent irlandais et la crinière rousse qu'il arborait dans sa jeunesse s'est maintenue jusqu'à l'âge mûr.
Ses collègues se souviennent de Frank non seulement pour ses compétences en tant qu'enquêteur, mais aussi pour son caractère, sa passion, son énergie et sa compassion. Travailler avec Frank était une expérience enrichissante et, pour certains, cela a changé leur vie.
Les mots souvent utilisés pour décrire son caractère sont : tenace, instinctif, irrévérencieux, inarrêtable, confiant, hilarant, patriote, fier, généreux, impatient, charismatique, mentor, leader, optimiste, ami loyal, adversaire dangereux, fils d'Irlande, fier Canadien.
Un cancer a été diagnostiqué chez Frank à la fin des années 1990. Il s'est battu courageusement mais, malheureusement, c'était une colline trop haute après une vie bien remplie à atteindre les sommets. Frank est décédé le 24 novembre 2001 et il est enterré dans le Cimetière commémoratif national de la Gendarmerie royale du Canada à Beechwood, à Ottawa (Ontario).
Stewart Bell, journaliste respecté qui écrivait alors pour le National Post, a écrit un article publié le 27 novembre 2001 − la veille des funérailles de Frank – intitulé [traduction] « Un espion légendaire emporte des secrets dans sa tombe ». Il s'est entretenu avec certains des anciens cadres supérieurs du SCRS pour lesquels Frank avait travaillé au cours de ses 38 années de carrière.
« Il pourrait facilement être considéré comme une légende dans le domaine du renseignement de sécurité », a déclaré Alistair Hensler, ancien directeur adjoint. « Il est regrettable que certains de ses exploits pour la défense du Canada ne seront jamais connus ». James Warren, directeur adjoint des opérations en retraite, a déclaré : « Il était tenace. Il faisait partie de ceux que l'on appelle les bons gars de la rue ».
Parlant des efforts de Frank pour recruter des agents étrangers afin qu'ils travaillent pour le Canada, M. Warren a poursuivi : « Si nous pouvions les recruter, nous les recrutions et nous l'avons fait dans certains cas, et c'est ce qui a fait la différence. Nous en savions plus sur ce qu'ils faisaient que ce qu'ils savaient sur ce que nous faisions. Et ce sont des gens comme Frank Pratt qui ont veillé à ce que cela arrive ».
L'ancien directeur adjoint du SCRS, Rick Bennett, a ajouté que Frank « était probablement le plus grand enquêteur que j'ai jamais rencontré au cours de mes 35 années de service ». Frank n'a jamais recherché les feux de la rampe, a évité les interviews avec les médias et n'a pas été affecté par l'attention que son travail d'enquête a parfois suscitée dans la presse.
Sa carrière mouvementée mérite d'être racontée, mais ses exploits dans le monde de l'ombre et des miroirs sont une histoire insaisissable à raconter. Peut-être que dans 50 ans, peut-être dans 100 ans, ses épreuves et ses triomphes verront la lumière du jour.
Les Canadiens seraient fiers de connaître cet homme et de savoir comment il a travaillé pour assurer notre sécurité et celle de notre gouvernement.
Les Canadiens ont également une grande dette de gratitude envers l'Irlande, qui nous a permis d'adopter Frank Pratt et de le faire nôtre. Un cliché galvaudé dit que « nous ne reverrons peut-être jamais un homme de sa trempe ». Dans le cas de Frank Pratt, le cliché colle à la réalité. Tout comme l'étiquette. Une légende.
Written by Ralph W. Mahar, RCMP / CSIS (Ret’d) March 17, 2023
Supported by accounts offered by Ward Elcock, Rick Bennett, Alistair Hensler, Ron Yaworski, Lucille Yaworski, Barry Sheard and Don Mahar.
References:
- Bell, Stewart, “Legendary spy carries secrets to his grave: Canadian Frank Pratt”, National Post (Toronto, Ontario), November 17, 2001, Page 5.
- Bronskill, Jim. “Spy boss denes moles in CSIS”, The Sun Times (Owen Sound, Ontario), April 9, 1996, Page 9.
- Brown, Jim., “Ex-RCMP security officer was suspected Soviet spy”, The Ottawa Citizen, May 30, 1991, Page 1.
- Canadian Press, “Reformers back away from claim of mole in CSIS”,
- North Bay Nugget (North Bay, Ontario), April 4, 1996, Page 7.
- Citizen News Service, “RCMP may testify in spy trial”, The Ottawa Citizen, December 4, 1982, Page 4. “Contradictions sank Hambleton”: RCMP lawyer.
- Macdonald, Neil, Weston, Greg, Adani, Hugh, “Hugh Hambleton: brilliance and intrigue”, The Ottawa Citizen, December 4, 1982, Page 17.
- Macdonald, Neil. “Command shakeup leaves RCMP security force reeling”, The Ottawa Citizen, January 10, 1983, Page 4.
- Mahar, Ralph, “The Pratt File; Frank Baird Pratt – A Proud Cold Warrior”, Spies in the Cemetery, CSIS National Memorial Cemetery, Beechwood, May 9, 2019.